Découvrez les multiples facettes d´un pêcheur professionnel : interview avec Alexandre Lucchini

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Photo from Alexandre Lucchini

Pêcheur en Méditerranée : une affaire de famille ?

Alexandre Lucchini, patron pêcheur depuis un an à Solenzara au sud de la Corse, a repris le bateau de son père, travaille avec son petit frère qui est marin et sa mère qui les aide dans les démarches administratives et gère la poissonnerie. La pêche en Méditerranée, une affaire familiale ? Il semblerait que oui.

Entre la règlementation européenne très contraignante, la lourdeur et lenteur administrative au niveau de l´état et des banquiers peu enclin à accorder un prêt aux jeunes pêcheurs, peu de jeunes ont l´envie et les moyens de se lancer dans ce métier.

Si on rajoute à cela, un système de formation peu flexible qui oblige les étudiants des lycées maritimes à faire leurs stages hors saison de pêche, on supprime la motivation pour donner goût à ce métier. Les stages se déroulent en hiver, une période où la plupart du travail consiste à entretenir le matériel et où il n´y a pas de sorti en mer pour mettre en pratique la pêche. Or, sans cette transmission de cette passion pour la pêche, il y a peu de raison de vouloir s´embarquer dans cette aventure.

Avec une moyenne d´âge de 55 ans, les pêcheurs corses continuent à travailler, une fois qu´ils sont à la retraite, faute de repreneurs. A ce rythme, le métier de pêcheur professionnel en Corse risque de disparaître.

Aperçu de la vie d´un pêcheur professionnel en Méditerranée

Alexandre utilise 4 techniques de pêches qu´il répartit en fonction de la saisonnalité des espèces et de la saison touristique. Avec son frère, marin sur son bateau et patron d´un autre bateau plus petit, il se complètent bien. Il s´occupe des poissons du large et son frère s´occupe de la pêche de terre. Ainsi, ils couvrent une zone plus large et ont accès à une plus grande variété.

D´abord, il y a la pêche du poulpe au pot, technique ancestrale, utilisée déjà par les grecs. Puis, la pêche à la nasse pour la langouste afin d´éviter les prises parasites. Ensuite, on passe aux poissons pélagiques (thon, espadon) mais pour cela, il faut obtenir des licences spéciales de pêche, les fameuses Autorisations Européennes de Pêches (AEP). Enfin, en avant saison, ils utilisent le filet pour pêcher d´autres poissons.

La journée commence très tôt. On est en Méditerranée et les températures sont de plus en plus élevées avec le changement climatique. Leurs bateaux ne sont pas tout neufs et n´ont pas de système de réfrigération d´où l´importance également de commencer tôt le matin à la fraîche. De retour au port, la plus grande partie de leur pêche est revendue aux entreprises de mareyage et par la vente directe, et une plus petite partie est revendue aux restaurateurs.

Les défis du pêcheur 2.0

Un pêcheur corse en 2022 doit faire face à plein de problèmes : manque de ressources dû à la surpêche, manque de ressources humaines (pas assez de marins et d´assistants administratifs), concurrence déloyale avec la pêche récréative pour en citer que quelques-uns.

De nos jours, la charge administrative pour un pêcheur est telle qu´il doit soit renoncer à pêcher un ou deux jours par semaine pour assurer ce travail de bureau, soit recruter une personne pour s´en occuper. Il y a la traçabilité, les déclarations, la comptabilité. Il ne faut pas oublier les carnets de pêche, une sorte d´historique de leur pêche sur la saison, qu´ils doivent remplir tous les jours ou toutes les semaines en fonction de la taille du bateau et dans un délai de 24 à 48 heures.  Dans ces carnets, ils doivent remplir des codes en trois lettres, fixés par l´Union européenne, pour indiquer les espèces, leur poids, la quantité pêchée, celle rejetée. Ces données permettent de faire le suivi de la santé des espèces. Elles sont utilisées notamment pour fixer les quotas par espèce sur base d´une moyenne sur les 3 dernières années. Donc, quand un employé arrête sa journée de travail, le pêcheur, après sa dure journée en mer, doit se mettre à remplir formulaires et demandes de subventions. Il ne faut pas oublier, c´est aussi un entrepreneur, il pense en chiffres d´affaires.

Plus on est en mer, plus on fait un chiffre d´affaire mais si on doit consacrer 2 jours par semaine à faire de la paperasse, ce n´est pas tenable.

Quand la pêche de plaisance menace le travail des pêcheurs 

Le 5 juin est la journée internationale de la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée. Cette date a été choisie pour rappeler l'entrée en vigueur, le 5 juin 2016, de l'Accord relatif aux mesures du ressort de l'État du port visant à prévenir, contrecarrer et éliminer la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (adopté par l´organisation des Nations Unis pour l´alimentation et l´agriculture (FAO) en 2009). Si cet accord vise essentiellement les navires étrangers, la vraie menace pour les pêcheurs corses est la pratique abusive de la pêche par les plaisanciers. Ces derniers ne sont pas soumis aux quotas pour les espèces pélagiques et non pas besoin de licence AEP. Alors, quand un pêcheur professionnel voit qu´un plaisancier est mieux équipé et pêche plus lors de son week-end qu´une semaine de travail d´un pêcheur professionnel, et revend le poisson au noir, il y a de quoi vouloir baisser les bras.

C´est le cas du poisson denti qui a fait beaucoup parler de lui sur l´île. Des mesures ont été prises pour limiter cette pêche parmi les plaisanciers mais encore faut-il avoir les moyens de s´assurer qu´elles sont appliquées. D´une part, les gendarmes maritimes sont en sous-effectif. D´autre part, c´est beaucoup plus facile de contrôler un pêcheur professionnel que des vacanciers de passage.

Le pescatourisme, l´avenir des pêcheurs professionnels ?

Alexandre Lucchini s´adapte au monde qui change et saisit les opportunités qui se présentent tel que le projet FISH MED NET pour se lancer dans la diversification de la pêche. Il propose aux touristes d´embarquer à bord de son bateau pour une promenade en mer. Il leur fait découvrir son métier, les sensibilise à l´environnement marin et à sa réalité en tant que pêcheur. Il aimerait mettre en place une auberge bleue dans laquelle il pourrait accueillir ces visiteurs après leur balade en mer et leur servir avec fierté le fruit de son travail.

Lorsqu´il emmène des visiteurs sur son bateau, il change de catégorie, il doit donc rester plus proche du port et respecter un plan de sécurité strict (bien plus strict que les pays voisins). Malgré cela, il voit dans cette activité, une opportunité aussi bien au niveau de la prise de conscience des consommateurs qu´une réduction des coûts (le prix du billet par visiteur permet de couvrir les frais de gasoil, d´appât, etc.). Certes, on pêche moins mais on pêche mieux. Si on peut servir le poisson qu´on a pêché le matin même avec les visiteurs à un prix plus juste, on n´est pas obligé de vendre nos poissons aux restaurants à un prix qui sera revendu le double une fois cuisiné.

Flexibilité, mutualisation et diversification : quelques réflexions pour améliorer la vie des pêcheurs

Les règlementations sont nécessaires pour préserver cette ressource menacée mais trop de restrictions semble parfois contreproductifs.

Il y a un manque évident de marins et pêcheurs. Changer la période de stages des étudiants en formation pour leur permettre de vivre l´expérience de pêche et leur transmettre le goût des métiers de la mer ne devraient pas être très compliqué.

Créer des structures tels que des coopératives pour aider les pêcheurs dans leur démarches administratives devrait être une voie à explorer. Certes, il existe déjà des initiatives qui vont dans ce sens, mais elles ne suffisent pas.

Enfin, il faudrait rendre la diversification des activités de la pêche plus accessible aux pêcheurs.

Les vertus du métier de pêcheur : c´est usant mais plaisant

Malgré toutes ces difficultés, Alexandre y trouve son compte et là on ne parle pas de chiffres d´affaire. Tous les matins, il prend plaisir à retrouver son bateau dans un cadre magnifique (la meilleure vue de bureau que vous pouvez avoir). Son métier est certes, fatigant et usant physiquement, mais lui procure une sensation de bien-être, un apaisement psychologique qui est précieux de nos jours dans un monde qui va à toute vitesse et qui rend les gens stressés. Le soir, il n´a pas de mal à trouver le sommeil. Enfin, avant de larguer les amarres, Alexandre partage un dernier message : il faut déplacer les préjugés sur le métier de pêcheur et faire sa propre idée avant de se lancer.